Sept ans après François Orsoni, c’est au tour de la metteuse en scène suisse Christine Letailleur de planter ses crocs dans le dévorant Baal de Bertold Brecht… avec plus ou moins de succès
1914. Infirmier dans un hôpital militaire, le jeune Bertold Brecht contemple terrifié les méandres d’une humanité désincarnée. Contraint à la catharsis, il s’inspire d’Arthur Rimbaud et de « l’assassin, brigand, chansonnier et poète » François Villon pour écrire sa première pièce de théâtre, Baal. Si l’Allemand n’avait pas encore construit sa vision si particulière du théâtre, cet élan pubertaire incarne l’essence de son œuvre.
Plongée âpre dans un monde meurtri par la guerre, Baal n’a rien d’une pièce classique. Perdu entre un ciel trop vaste et une terre trop plate, c’est davantage un conte à la bestialité enivrante, à l’anarchie lancinante. Intemporels, les premiers mots de Brecht ont rarement été autant d’actualité, ce qui ne fait que renforcer leur violent impact.
Figure démesurément barbare et tragiquement humaine, son héros éponyme est l’incarnation parfaite d’un monde qui ne pourra plus être. Animal d’un présent indéfiniment dénué de sentiments, Baal n’aime qu’une nuit. Faute d’avoir une vie à perdre, il s’est condamné jouir sans entraves, sans penser aux lambeaux de femmes – comme d’hommes – qu’il laisse derrière lui.
Irrémédiablement attiré par la Nature, il érige avec un cynisme mesuré la liberté en principe d’une mort certaine, probablement souhaitée. Puit sans fond, il ingurgite schnaps et larmes avec une délectation certaine et un talent terrifiant. Omniprésence grasse, maudite, il peint de ses mots sales un portrait terriblement envoûtant d’une société prompte à l’autodestruction, sans réclamer une autre rétribution que le droit de vivre comme personne ne l’entend.
Adapter l’inadaptable
Metteuse en scène reconnue de dramaturges à la pensée aussi complexe que Jahnn, Sade, Sacher-Masoch ou encore Wedekind, il n’est guère étonnant que Christine Letailleur ait choisi de porter au nu un des textes fondateurs du théâtre de Brecht.
S’appuyant sur la première version de Baal publiée en 1919, elle s’attache à retranscrire le plus fidèlement possible la dimension non pas intemporelle mais atemporelle de l’œuvre de Brecht en omettant toute évocation d’un contexte socio-économique précis et en réduisant ses décors au minimum, deux échafaudages en bois et un simple mur de tulle suffisant à évoquer la nature urbaine dans toute sa sauvagerie.
Si le pessimisme dévorant du texte original ne peut que transpirer sur la scène du Théâtre national de la Colline, son extrême densité assurément hypnotique nuit à la compréhension d’un propos complexe et peine à intéresser sur le long terme. Perdu dans des circonvolutions tant textuelles que sentimentales, Baal a une fâcheuse tendance à oublier – voire dénigrer – ses spectateurs.
Passé outres des râles tout aussi déchirants que superflus, il apparaît fort regrettable qu’une nouvelle adaptation de Baal ne puisse signifier un questionnement plus poussé des rôles qu’occupent femmes, filles et mères dans la vie du poète maudit.
« Baal bouffe ! Baal danse ! Baal se transfigure ! »
Privilégiant un formaliste certes virtuose à un jeu incarné dans tout le vertige animal qu’impose Baal, l’adaptation de Christine Letailleur manque non pas de corps mais bien de cœur et réduit ses treize personnages au rang de simple fonction narrative, tout aussi interchangeables qu’oubliables. Seul Stanislas Nordey et son élocution suintée parviennent sans grande surprise à marquer les esprits de par son jeu aérien et sa stupéfiante ressemblance avec Brecht. Un jeu moins affecté et plus à fleur de peau aurait néanmoins pu rendre une performance viscérale indéniablement troublante, inoubliable.
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